31
L’officier de la CIA basé à Londres – un certain Pettigrew, il ne donna pas son prénom – les accueillit au bord d’une piste d’atterrissage privée dans le comté du Hampshire. Quelque chose dans son attitude dénotait une certaine impatience. Il les mena à la hâte et sans un mot à la voiture, puis prit lui-même le volant pour les conduire dans un endroit sûr situé à St. John’s Wood, dans la banlieue de Londres. Il ne se pressa guère, emprunta plusieurs chemins détournés. Evan, qui connaissait juste assez Londres pour retrouver Soho et l’Ecole de cinéma, était complètement perdu.
Pettigrew ne leur adressa pas un mot de tout le trajet.
C’était le début de l’après-midi et, à la surprise d’Evan, ils avaient laissé la pluie derrière eux, dans l’Ohio. Le ciel était dégagé, les rares nuages s’étiraient tel du coton fin. Une fois arrivés, ils franchirent une grille en fer forgé que Pettigrew referma derrière eux et gravirent une volée de marches menant à une maison.
Pettigrew les escorta jusqu’à des chambres propres et spartiates, mais équipées chacune d’une salle de bains privée. Ils prirent une douche, puis retrouvèrent un médecin qui attendait Carrie afin d’examiner sa blessure et changer son pansement. Lorsque cela fut fait, ils suivirent Pettigrew jusqu’à une petite salle à manger où une femme âgée leur prépara du thé et du café et leur proposa un repas froid. Evan accepta le café avec reconnaissance. Pettigrew s’assit et attendit que la femme retourne vaquer à ses occupations dans la cuisine.
— Tout cela est sacrement bizarre. Être obligé d’aller déterrer des fichiers de Scotland Yard recouverts de toiles d’araignée. Recevoir des ordres d’un homme avec un nom de code.
— Toutes mes excuses, dit Carrie.
— J’ai accès à toutes les informations, reprit-il avec une moue quelque peu irritée. Mais je vis pour servir. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps, ces requêtes nous ont été adressées au milieu de la nuit. » Il parlait avec le ton amer d’un homme qui a longuement souffert. « Voici néanmoins ce que nous avons trouvé. »
Il leur tendit un premier dossier, en conserva deux autres serrés contre sa poitrine.
« Alexander Bast a été assassiné. Deux balles, l’une à la tête, l’autre à la gorge. Ce qui est intéressant, c’est que les balles ont été tirées avec deux pistolets différents.
— Pourquoi l’assassin aurait-il eu besoin de deux armes ? demanda Carrie.
— Non. Deux tueurs », corrigea Evan.
Pettigrew acquiesça.
« Une vengeance. Selon moi, ça ajoute un élément émotionnel au meurtre. Chaque tueur a voulu laisser sa marque. » Il leur glissa une photo du cadavre gisant au sol. « Il a été tué chez lui il y a vingt-quatre ans, en pleine nuit. Aucun signe de lutte. Pas une seule empreinte. » Pettigrew marqua une pause. « Ça faisait vingt-trois ans qu’il travaillait pour nous quand il est mort.
— Pourriez-vous me donner plus de détails sur ce qu’il faisait ici ? » demanda Carrie.
Evan et elle étaient convenus que ce serait Carrie qui, en tant qu’employée de la CIA, poserait les questions. Bedford avait fourni à Evan une pièce d’identité qui faisait de lui un analyste de la CIA, mais il préférait garder le silence.
« Eh bien, entre autres choses, Bast était amateur d’art, et il couchait avec les célébrités qui fréquentaient ses boîtes de nuit. Sa réputation a été ternie après la découverte de drogue dans l’une de ses boîtes, et il a claqué des milliers de livres pour essayer de maintenir ses établissements à flot. Nous l’avons surveillé de près à l’époque, nous ne voulions pas que nos agents soient impliqués dans des histoires de narcotiques, mais c’étaient simplement certains de ses clients habituels qui abusaient de son hospitalité et revendaient de la drogue chez lui. Après la fermeture des boîtes de nuit, il a consacré toute son énergie à la maison d’édition qu’il possédait depuis un bon bout de temps mais qu’il avait largement négligée. Il publiait des traductions, notamment de littérature espagnole, russe et turque. Il exportait les livres autorisés en Union soviétique, faisait traduire de la littérature russe clandestine en anglais, en allemand et en français. C’était donc un contact de valeur, car il avait des relations avec la communauté de dissidents en Union soviétique et il pouvait s’y rendre librement. Au début, ses superviseurs le soupçonnaient d’être un agent du KGB, mais il n’avait rien à se reprocher, ce qui a été confirmé par toutes les enquêtes ultérieures. Nous l’avons gardé à l’œil à l’époque où il avait des problèmes financiers ; c’est le genre de moment où un agent peut se laisser acheter. Mais nous n’avons jamais rien trouvé contre lui. Il était apprécié de la communauté de dissidents russes de Londres.
— Et que faisait-il exactement pour la CIA ?
— Il transmettait des données recueillies auprès de ses contacts à Berlin, Moscou et Leningrad. Il était supervisé par des agents de l’ambassade américaine qui agissaient sous couvert diplomatique. Mais il était au bas de l’échelle. Il n’avait pas accès aux secrets d’État soviétiques. Et les dissidents ne nous étaient pas particulièrement utiles à l’époque – ils auraient pu nous fournir des noms de personnes pouvant accéder à des informations importantes et qui auraient accepté de servir d’espions pour nous, mais le KGB les avait à l’œil. Franchement, le KGB pouvait les infiltrer trop facilement. »
Evan examina la photo de Bast. Les yeux grands ouverts du cadavre trahissaient sa surprise et sa terreur. Cet homme avait connu les parents d’Evan. Il avait joué un rôle mystérieux dans leur vie.
« Pas de suspects ?
— Bast menait la grande vie, même après son déclin. Quelques maris en avaient après lui. Il était endetté. Il avait rompu plusieurs contrats. Un certain nombre de gens auraient sans doute été heureux de se débarrasser de lui. Bien entendu, Scotland Yard n’était pas au courant que Bast travaillait pour la CIA, et nous ne leur avons rien dit.
— C’était pourtant une information pour le moins importante, remarqua Carrie.
— Ce n’est pas moi qui ai pris cette décision. Inutile de me faire des reproches.
— Évidemment que ce n’est pas vous, répondit Carrie en riant, tentant de désamorcer la tension soudaine. Vous n’avez même pas quarante ans, n’est-ce pas ? Simplement, cela me surprend.
— La mort d’un agent, c’est une mauvaise publicité, ça ne facilite pas les recrutements », rétorqua Pettigrew d’un ton acerbe, réprobateur.
Carrie feuilleta les photos du lieu du crime.
« La CIA a dû soupçonner les Soviétiques de l’avoir démasqué et exécuté.
— Naturellement. Mais le meurtre ressemblait à un cambriolage qui aurait mal tourné, et ce n’était pas du tout le style du KGB. Rappelez-vous, Bast était au bas de l’échelle. Il n’a jamais été un informateur indispensable. Mais il ne nous a jamais communiqué non plus de fausses informations émanant du KGB. C’était juste un intermédiaire très fiable et un pourvoyeur de contacts. Vous savez, une grosse partie des archives du KGB a été déterrée depuis la chute de l’URSS. Aucun document n’indique que le KGB a commandité son exécution.
— Pourrions-nous parler à son superviseur ? demanda Carrie.
— Il est mort il y a dix ans. Cancer du pancréas.
— Qu’est-ce qui a été volé au cours du cambriolage ? L’assassin aurait-il pu découvrir quoi que ce soit reliant Bast à la CIA ? »
Pettigrew leur tendit un autre dossier.
« La CIA a envoyé un agent fouiller l’appartement de Bast après le départ de la police. Le matériel que Bast utilisait pour ses opérations avec la CIA était toujours là, bien caché. La police n’avait rien découvert, sinon elle aurait bien sûr tout confisqué.
— Et ses effets personnels ou ses finances ? demanda Evan. Rien d’anormal ? »
Pettigrew feuilleta ses papiers.
« Voyons voir… un ami, Thomas Khan, nous a fourni des informations. » Il fit courir son doigt le long d’une liste. « Bast avait deux comptes bancaires distincts et une grande partie de son argent était gelée au profit de ses activités éditoriales…
— Vous avez dit Khan ? K-H-A-N ? » demanda Evan.
Le même nom de famille qu’Hadley. La voilà la connexion qui le reliait à Bast.
« Oui. J’ai également un dossier sur Thomas Khan. » Pettigrew feuilleta ses documents, en tira une feuille de papier. « Selon M. Khan, Bast avait toujours une assez grosse somme en espèces sous la main, mais on n’a pas retrouvé d’argent chez lui. Khan faisait le commerce de livres rares, et il a affirmé que Bast payait souvent en liquide les ouvrages qu’il lui achetait. »
Carrie prit la feuille de papier et lut le rapport à voix haute au fur et mesure qu’elle le découvrait :
« Né au Pakistan, issu d’une grande famille. Éducation en Angleterre. Sa femme, une Anglaise, était stratège politique de haut niveau et académicienne, elle travaillait sur des projets liés à la défense nationale. Pas de casier judiciaire. Conservateur dans ses orientations politiques, a occupé le poste de directeur d’une fondation britannique appelant à soutenir financièrement les rebelles afghans en lutte contre l’envahisseur soviétique. A travaillé plusieurs années dans la finance internationale, mais sa véritable passion est la Librairie Khan, une boutique de livres rares située dans Kensington Church Street qu’il dirige depuis trente ans. Il a quitté le milieu de la finance il y a dix ans pour se consacrer exclusivement à sa librairie. Veuf depuis douze ans. Jamais remarié. Un fils, Hadley Mohammed Khan. »
« Je connais son fils, déclara Evan. Hadley. C’est un journaliste pigiste. »
Pettigrew haussa les épaules ; il s’en moquait. Son téléphone portable sonna dans sa poche ; il s’excusa d’un geste sec de la main, quitta la pièce et referma la porte derrière lui.
Evan parcourut rapidement les dossiers. Rien ne suggérait que Bast et M. Edward Simms étaient un seul et même homme. Bedford avait fouillé la nuit précédente dans les registres de créations de sociétés et avait découvert que le Foyer de l’Espoir à Goinsville avait été racheté par une société nommée les Bonnes Œuvres Simms. Celle-ci avait été fondée deux semaines avant le rachat du foyer, puis elle avait liquidé tous ses actifs après l’incendie. Si c’était la CIA qui avait demandé à Bast de racheter des orphelinats, il n’en restait aucune trace dans son dossier officiel.
Evan se pencha de nouveau sur le document concernant Thomas Khan.
« Des livres rares et, entre autres spécialités, des éditions russes. Bast traduisait du russe. Ils avaient donc tous les deux des contacts en Union soviétique. Et ils étaient tous les deux impliqués dans des mouvements de révolte – l’un soutenait les écrivains dissidents, l’autre les moudjahidin d’Afghanistan.
— Donc, ils détestaient tous les deux les Soviétiques. Ce qui ne prouve rien, dit Carrie.
— Non, en effet. »
Mais Evan sentait qu’il avait mis le doigt sur quelque chose ; sauf qu’il ne savait pas par quel bout le prendre. Il ouvrit le dossier sur Hadley. Ce n’était pas un dossier officiel, contrairement à celui sur Thomas Khan, qui avait été constitué par le bureau de Londres après que celui-ci eut assisté la police dans l’enquête sur le meurtre de Bast, ou à celui sur Bast lui-même. Il renfermait les quelques informations glanées par les employés de Pettigrew après la requête de dernière minute adressée par Bedford : date de naissance, études, entrées et sorties du territoire britannique, historique bancaire. Les dossiers scolaires n’avaient rien d’impressionnant ; le succès et l’éclat de ses parents faisaient de l’ombre au fils. Hadley avait passé deux mois en cure de désintoxication à Édimbourg, perdu deux bons emplois dans des magazines, et n’avait rien publié depuis six mois. Mais l’enquête avait permis d’obtenir d’autres informations : selon sa dernière petite amie, appelée le matin même par un assistant du bureau de Londres qui s’était fait passer pour un collègue d’Hadley, ce dernier s’était récemment brouillé avec son père. La petite amie n’avait pas eu de nouvelles d’Hadley depuis le jeudi précédent, mais elle ne semblait pas inquiète ; il avait toujours la bougeotte et allait souvent passer deux ou trois semaines sur le continent. Surtout après une dispute avec son cher papa.
La photo d’Hadley incluse dans le dossier était celle de son permis de conduire britannique ; Evan se souvenait du visage qu’il avait vu au cocktail de l’École de cinéma il y avait une éternité de cela : un sourire un brin forcé, des yeux qui semblaient cacher un secret.
« Donc, Hadley Khan me pousse anonymement à faire un film sur le meurtre d’Alexander Bast, un ami de son père, mais il ne répond pas à l’e-mail que je lui envoie pour lui demander pourquoi, dit Evan. Et puis il se fait la malle la veille du jour où ma mère se fait assassiner. Aucun des documents qu’il m’a fournis n’évoquait de relation entre Bast et son père.
— C’est vraiment bizarre. Ça aurait simplifié tes recherches. » Carrie tapota le dossier sur Hadley. « Nous savons qu’il existe un lien entre nos parents et Bast, et un lien entre Bast et Khan. Mais cela ne signifie pas que Thomas Khan et nos parents aient été en relation directe. »
Evan fut parcouru par un frisson.
« Le fait qu’Hadley se soit adressé à moi n’est pas une coïncidence. Il était forcément au courant du lien entre Bast et mes parents.
— Il t’a contacté, mais il ne t’a pas tout dit. Soit il s’est dégonflé, soit on l’a empêché de continuer.
— Je pense qu’il a eu la trouille. C’est pour ça qu’il ne s’est pas fait connaître. Hadley avait ses mobiles à lui. Sa petite amie affirme qu’il ne s’entend pas avec son père. Je me demande… si ce n’était pas simplement une manière de se venger de lui.
— Il faudrait que le père ait fait quelque chose de répréhensible pour qu’il ait envie de se venger, répliqua Carrie en se massant l’épaule.
— Qu’il ait quelque chose à voir avec le meurtre de Bast, par exemple ?
— Dans ce cas, les autorités britanniques pourraient être intéressées. Mais en quoi Jargo se sentirait-il concerné ? »
Ils se turent tandis que Pettigrew faisait de nouveau irruption dans la pièce. Il s’était préparé un sandwich avec de la charcuterie et du fromage. Toutes les quatre bouchées il gardait la bouche ouverte et attrapait sa tasse de thé.
« C’était mon informateur à New Scotland Yard, expliqua-t-il. La disparition d’Hadley Khan n’a pas été signalée. Rien n’indique qu’il a quitté la Grande-Bretagne, ni qu’il s’est rendu dans un pays européen au cours des deux dernières semaines. » Il mordit comme un vorace dans son sandwich. « Nous avons appelé son téléphone portable trois fois ce matin, mais il ne répond pas.
— On va aller rendre visite à son père, Thomas, dit Evan.
— C’est maintenant ou jamais », approuva Pettigrew, la bouche pleine.
*
« N’alertons pas Thomas Khan en déboulant en force », déclara Pettigrew tandis qu’il se garait et plaçait derrière le pare-brise une autorisation de stationnement réservée aux habitants du quartier – sans doute fournie par les services britanniques. Échange de bons procédés, se dit Evan.
« Je suggère qu’Evan y aille seul.
— Qu’en penses-tu ? demanda Evan en se tournant vers Carrie.
— Khan pourrait tenter de s’enfuir, répondit-elle. Je pense qu’on ferait bien de se tenir prêts à le prendre en filature. Je peux me poster là-bas, dit-elle en désignant un croisement à l’autre bout de la rue. Pettigrew, vous pourrez le suivre s’il sort de ce côté. »
Pettigrew fronça les sourcils.
« Nous aurions dû prévoir des renforts pour la surveillance. Bricklayer n’a jamais parlé d’opérer directement sur le terrain. On ne peut pas filer le train à un type sur le territoire britannique sans autorisation préalable, j’aurais dû alerter les Cousins, expliqua-t-il, utilisant le terme par lequel les services de renseignements britanniques et américains se désignaient mutuellement.
— Calmez-vous, dit Carrie. Il faut simplement être prêts à toute éventualité.
— Je ne suis pas franchement à l’aise, objecta Pettigrew.
— S’il y a un problème, Bricklayer le réglera. Vous ne risquez rien, ajouta-t-elle.
— Bon, très bien, consentit Pettigrew. Si Khan se fait la malle, vous le suivez à pied, et moi en voiture.
— Faites attention. »
Carrie descendit de voiture, chaussa ses lunettes de soleil et se dirigea vers le croisement opposé à la librairie, son téléphone portable collé à l’oreille comme si elle papotait avec une amie.
« Soyez prudent, dit Pettigrew à l’intention d’Evan.
— Ne vous en faites pas. »
Evan sortit à son tour de la voiture et descendit la rue bordée de brocantes, de restaurants dernier cri et de boutiques de mode. Une clochette tinta lorsqu’il poussa la porte de la Librairie Khan. Les seuls clients en cette fin d’après-midi étaient un couple de Français qui exploraient un rayon d’éditions originales en diverses langues de Patricia Highsmith et d’Eric Ambler. Evan repéra instinctivement les portes de sortie et les caméras fixées dans les angles des pièces.
J’ai changé. J’ai l’impression de devoir constamment être aux aguets.
Un petit homme sec aux cheveux poivre et sel et vêtu d’un élégant costume taillé sur mesure s’approcha. Ses chaussures noires cirées étincelaient ; un impeccable triangle de soie bleue dépassait d’une poche de son veston.
« Bonjour. Puis-je vous aider ? »
Sa voix était à la fois douce et puissante.
« Êtes-vous M. Thomas Khan ?
— Oui, c’est moi. »
Evan sourit. Il n’avait pas envie de tourner autour du pot.
« Je recherche des éditions originales publiées par Criterius. Je serais notamment intéressé par la traduction d’Anna Karenine et par toute la littérature dissidente publiée dans les années soixante-dix.
— Je serais heureux de vous montrer ce que j’ai.
— Je me suis laissé dire que le propriétaire de Criterius – Alexander Bast – était un de vos bons amis. »
Thomas Khan conserva son sourire rayonnant.
« C’était juste une connaissance.
— Je suis l’ami d’un ami de M. Bast.
— Il y a longtemps que M. Bast est mort, et je le connaissais à peine », expliqua Thomas en souriant d’un air bonhomme et confus.
Evan décida de jouer le tout pour le tout, de balancer un autre nom :
« L’ami qui m’a recommandé votre boutique s’appelle Jargo. »
Thomas Khan haussa vivement les épaules.
« On rencontre beaucoup de gens. Ce nom ne me dit rien. Un moment, s’il vous plaît, je vais aller consulter mes fiches. Je crois que j’ai plusieurs exemplaires de cette édition d’Anna Karenine. »
Il disparut à l’arrière de la boutique. Si ça se trouve, cet homme cache un secret depuis des décennies ; ce n’est pas en débarquant ici et en balançant des noms au petit bonheur la chance que tu vas lui faire peur. Cela dit, si tu es le premier à mentionner Jargo devant lui depuis plusieurs années… ça risque de lui faire un choc. Evan ne bougea pas, se contentant d’observer les deux Français qui flânaient, la femme légèrement penchée contre l’homme tandis qu’ils exploraient les étagères.
Il attendit. Il n’aimait pas le fait que Khan ne soit plus dans son champ de vision. Il était peut-être en train de filer par la porte de derrière. Le nom de Jargo avait pu lui faire l’effet d’une goutte d’acide sur la peau. Il passa derrière le comptoir et jeta un coup d’œil derrière – remarquant parmi le désordre un bureau ancien sur lequel étaient posés un ordinateur, une bonbonne d’eau fraîche et des piles de journaux – puis il se mit à la recherche de Thomas Khan.
*
Pettigrew regarda Carrie faire semblant de discuter au téléphone tout en observant l’entrée de la librairie. Evan entra dans la boutique. Une minute passa ; Pettigrew compta chaque seconde. Puis il attrapa un attaché-case à l’arrière, descendit de voiture et se dirigea nonchalamment vers la librairie.
Il vit Carrie qui le regardait et lui fit un signe discret, levant rapidement la main, paume tournée vers le ciel : attendez. Elle resta à sa place et il continua de marcher vers la librairie.
*
Le labyrinthe de bureaux derrière le comptoir ne menait nulle part.
« Monsieur Khan ? » appela Evan à voix basse tout en pénétrant dans l’arrière-boutique.
La pièce était vide. Thomas Khan n’employait ni assistants, ni secrétaires, ni vendeurs dans sa minuscule librairie. Evan entendit un son faible, deux twits brefs, peut-être une alarme signalant l’ouverture puis la fermeture d’une porte. Il trouva l’issue de derrière, sortit et se retrouva dans une allée bordée de murs de brique. Puis il aperçut Thomas Khan qui courait en direction de la rue tout en regardant par-dessus son épaule.
« Arrêtez ! » cria Evan, puis il se lança à sa poursuite.
Pettigrew travaillait mieux lorsqu’il recevait des ordres précis. Sa vie avait été ainsi, il avait toujours obéi : à ses professeurs, à sa famille, à sa femme au lit. Et c’est avec une grande assurance qu’il s’apprêtait aujourd’hui à exécuter les ordres reçus. Il pénétra dans la librairie, referma la porte derrière lui, tourna le verrou au-dessus de la serrure. Il retourna la pancarte sur laquelle on pouvait lire, écrit à la main, fermé. Personne n’était entré dans la boutique après Evan. Il l’aperçut qui pénétrait dans l’arrière-boutique tout en appelant M. Khan à voix basse.
Un couple farfouillait dans des livres posés sur une table. La femme murmura quelque chose en français tout en désignant, interloquée, le prix d’un ouvrage. Pettigrew sortit son arme de service munie d’un silencieux et, d’une main à peine tremblante, leur tira à chacun une balle dans l’arrière de la tête. Twit, twit. Ils s’écroulèrent, une projection de sang et de cervelle éclaboussa une pyramide de livres. Dix secondes s’étaient écoulées.
Pettigrew posa son attaché-case. Jargo l’avait prévenu qu’il aurait deux minutes après avoir réglé la mise à feu. Amplement suffisant pour sortir, atteindre le coin de la rue, tirer une balle dans la tête de Carrie, puis profiter de la confusion pour s’enfuir. Il régla le dernier numéro du détonateur.
Jargo avait menti.